La Works ou la présence de l’absence 

La Works ou la présence de l’absence ?

D’abord, c’est quoi la Works ?

Faut remonter dans le temps…

On est en 1940. Le Canada décide d’aider l’Angleterre dans son effort de guerre. Comme les États-Unis refusent encore de s’engager ouvertement dans le second conflit mondial (les affaires vont bien avec l'Allemagne après tout...) et ne veulent pas fournir de matériel aux Anglais, le Canada décide de confier à l’entreprise privée la construction d’usines d’armements pour aider l’Angleterre. La CIL (Canadian Industries Limited) se voit confier le mandat de construire plusieurs usines dont celle située au 9500 St-Laurent qui deviendra la Montreal Works. La population montréalaise se rebelle gentiment et l’appellera tout simplement le 9500 St-Laurent. C’est sans doute la disparition du numéro civique 9500 qui donne vie au vocable La Works

 

Le 9494 en 2019, ex 9500

  

  Pour ses activités dans le secteur de l’armement, la CIL crée la Defense Industries Limited (DIL).

 

 

Je crois que ma mère a travaillé à la Works à moins que cela soit à l’usine de Verdun. Elle me racontait qu’il existait alors un système qui donnait un choc électrique pour stimuler « gentiment » le personnel fatigué. Il est vrai que les erreurs dans une usine d’armements peuvent avoir des conséquences explosives. Quand j’avais 5 ans, j’imaginais que cet outil de stimulation qui ressemblait à ça :

 

 

 Pour la petite histoire, dès la fin de la guerre, ma mère s’est trouvé un emploi dans une jeune entreprise auprès d’un ingénieur, le premier ingénieur francophone engagé en plus, un certain Monsieur Boyd.

 

 

Comme plein de jeunes femmes de son époque, cette expérience de travail lui a ouvert les yeux sur le marché du travail et ses propres capacités. 

Pis la présence de l’absence ?

On va y arriver…

Le 9500 St-Laurent, en 1942, par la force des choses, doit innover pour remplir l’usine de travailleurs. Dans les journaux apparaissent des publicités inédites. Imaginez, des emplois au féminin !

 

 

À une époque où les femmes ne peuvent obtenir de prêts bancaires pour devenir propriétaires d’une simple maison, c’est une révolution. 

Le travail des femmes fait l’objet de premiers reportages. Aujourd’hui, on appellerait ça un publireportage. ;-)

À noter également, en bas à droite, le marketing innove aussi avec le doping spécifique pour les femmes.

Quel heureux hasard !

Tout le monde n’a pas son stimulateur électrique à la maison…

 

 

Et pourquoi veut-on remplir la Works de femmes ? C’est que les hommes étaient en Europe « en train de se battre pour protéger notre style de vie »… On la connait cette rengaine. La vérité est un peu plus contrariante. Dans sa thèse de doctorat, l’historien québécois Pierrick Labbé relève judicieusement que le mandat canadien était de produire des produits de guerre à bon marché pour l’Angleterre. 

« Par exemple, lorsque la DIL prit le contrôle des infrastructures de Cherrier en 1944, le taux horaire se fixait à 0,67 $ pour un employé de bureau masculin, tandis qu’il était de 0,51 $ pour une femme. »

Labbée qualifie cette pratique salariale de « division sexuelle du travail ».

 C’est la première mise en scène de la « présence de l’absence », dans ce cas-ci, celle des hommes.

« Le gouvernement et les entreprises possédaient d’autres mécanismes pour maximiser la production. Ils se tournèrent entre autres vers les femmes pour combler une partie des besoins, et ce, dès le début du programme. Le ministère des Munitions et Approvisionnements demeura également prudent dans le cas de l’embauche de travailleuses, afin de ne pas déplaire aux factions plus conservatrices de la population qui s’y opposait. » PL

Faire travailler des mères de famille, comment osent-ils ? 

« Même si les efforts gouvernementaux visaient les jeunes femmes célibataires, les usines de munitions embauchèrent de nombreuses mères, une solution à la pénurie, mais que le SSN se gardait de le publiciser. » PL

Une autre présence de l’absence géré par la propagande officielle. Faire la guerre n’est pas simple, surtout au Québec où la conscription est mal reçue :

« La volonté d’éviter l’imposition de mesures coercitives mena par la même occasion à la mise en place d’un État-providence de guerre afin d’inciter les travailleurs et les travailleuses à accepter des emplois industriels. Les différents programmes visaient aussi à fidéliser la main-d’œuvre. »

Revenons à la Works.

En 2019, voici l’état des lieux : il ne reste plus rien. 

 

  

Mais c’est une piste d’atterrissage de drones !

Non. La présence d’une absence.

 C’est un trou plat. Un trou économique. Sans pulsation. Sans mémoire.

On déconstruit le patrimoine et on laisse un trou plate.

Avant, c’était quelque chose.

Quoi ?

Au minimum, un immense complexe de bâtiments industriels monumentaux.

 

 

Le travail remarquable de Keven Lavoie (merci Keven pour la permission !) nous permet de nous faire une très bonne idée des lieux. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est dans cette usine, opérationnelle seulement à partir de 1943, que l’on fabrique des millions de projectiles de 9 millimètres pour le Sten. 

 

Le Sten

 

La Works résume l’ensemble des conflits inévitables de la mise en récit du capitalisme moderne : salubrité et sécurité, semaine de travail raisonnable, etc. On retrouve le théâtre normal des revendications syndicales et déjà apparait l’enjeu des transports en commun qui, avant de servir la cité, est mis au service de l’industrie.

 

 

Le Canada veut s’insérer dans le concert des grandes nations car, la présence de son absence sur l’échiquier mondial lui pèse, à l’ombre du géant américain. Le Canada veut exister et la guerre lui donne cette chance :

« À partir de 1942, les munitions s’insérèrent dans une vaste stratégie visant à accentuer le prestige du Canada et à lui donner un rôle plus important sur la scène internationale en prévision de l’après-guerre. » PL 

Le Canada existe maintenant. Suffisamment ? Surement pas. La présence de l’absence de la reconnaissance des autres est une affliction inguérissable. Voici ce que constate le plus important journaliste des 50 dernières années au Québec : 

« La plupart des opposants à la présence des soldats canadiens en Afghanistan ne comprennent pas qu’on aille imposer nos valeurs à des gens qui n’en veulent peut-être pas. Ils n’ont strictement rien compris. Cette guerre en Afghanistan n’a absolument rien à voir avec l’Afghanistan. Cette guerre est pour imposer des valeurs aux Canadiens d’abord.

Cette guerre, c’est pour être pris au sérieux et au tragique, pour avoir des morts à pleurer qui ne remontent pas à la guerre de 40. Bref, pour être enfin un vrai pays. » Pierre Foglia 2007.07.05

Après leurs valeureux efforts, les femmes doivent faire face à la seule vérité de la guerre. C’est l’économie qui dirige tout et la présence de l’absence de sentiment s’exprime librement. Il y a des lois qui se votent et les lois du marché.

  

 

 

Terminons notre exploration par la plus spectaculaire des absences. Celle des Américains.

Ce n’est pas parce qu’ils sont initialement inconnus au bataillon que les États-Unis ne profitent pas de la guerre. C’est que la CIL et la DIL appartiennent à un cartel américano-anglais dont fait partie E. I. du Pont de Nemours, aujourd’hui, Dupont. Le Canada favorise déjà l’industrie américaine plutôt que de permettre la naissance de sociétés canadiennes. Le cartel sera dissout en 1954. Mais le mal est fait. Même absent, les États-Unis savent faire subir leur présence. Il peut être utile de rappeler le rôle de Dupont dans le lobbying antichanvre dans les années 30. Cette compagnie, qui était au cœur des opérations qui se déployaient du 50 au 150 rue Louvain, est donc le principal acteur du Marihuana Tax Act qui eu pour effet de stopper net la culture du chanvre. Une autre présence de l’absence de bon sens. La plus grande conséquence de cette législation impacte toujours le Canada en 2019 sous la forme de la déforestation, absence de la présence d’une politique verte digne de ce nom. 

Pierrick Labbé à une formule remarquable pour résumer le rôle canadien dans la Seconde Guerre mondiale :

« En fait, l’industrie munitionnaire était le reflet de la réalité internationale canadienne, soit un pays situé sur un continent dominé par l’économie américaine, mais dont les racines militaires demeuraient ancrées en Grande-Bretagne. » 

Après la guerre, le destin du quadrilatère se précise comme une condamnation à innover. Dès 1945, il devient un centre de service pour les vétérans blessés au combat, le Commercial College of Rehabilitation for Vets. Quelques années plus tard, le lieu change encore de nom et surtout de vocation en révolutionnant la façon de se lancer en affaire. L'immeuble Raymond Hdws Ltd sera le premier commerce de location d'espaces industriels à Montréal. Toujours dans cette mouvance, la rue Chabanel et le « quartier de la guenille » se développent, pour créer jusqu’à 100 000 emplois. Le déclin de cette industrie frappera durement le Québec. 

En 2017 et 2019, le terrain est meublé de quelques conteneurs pour animer l’absence de la présence d’imagination politique.

 

Aujourd’hui

 

En 2019, toujours en mutation, le terrain de la Works est au cœur du District Central. La ville de Montréal veut transformer l’endroit en cour de service. 

Est-ce l’avenir du terrain de la Works ? 

Je ne crois pas. 

Il faut espérer l’inespéré, sinon, il n’y a pas raison d’espérer. 

Heureusement, sur la rue Louvain, il y a maintenant échoFab

Et Communautique

Deux grains de sable dans l’univers des cartels et de l’affairisme. 

On ne se moque pas ! 

Un p’tit grain de sable, faut pas plus pour faire une perle. Comme une FabCity qui, pour exister, va nécessairement irriter plein d’intérêts.

Que peut bien offrir ce trou plat aride ? 

Un peu d’espoir.

Dans son livre L’avenir de l’architecture, Frank Loyd Wright est clair : 

« Le changement est le seul élément immuable du paysage. Mais les changements disent ou chantent tous à l’unisson la loi cosmique. […] Ces lois cosmiques, autant qu’elles sont des lois du paysage, sont des lois physiques qui régissent toutes les constructions humaines. » Source

 

Falling Water de FLW

Quel sera le changement sur le terrain de la Works ? Et quel sera son impact sur le paysage montréalais ?

Dans le cadre du FAB16 et du sommet Fab City qui auront lieu à Montréal en 2020, Communautique prévoit des activités sur le terrain de la Works. Que peut-on y faire pour redonner une impulsion à ce lieu qui a transformé discrètement mais surement le Québec depuis plus de 75 ans ? Quelle intention, quels types de projets pourraient faire revivre cet espace qui a toujours si bien servi Montréal et le Québec ?

Vous avez une idée ?

Écrivez alors à Monique Chartrand. 

monique.chartrand@communautique.quebec

C'est le temps de faire une Greta de vous. ;-)

J’en ai quelques-unes d’idées…

Je vais surement en présenter une ou deux ici.

 

À bientôt.

 

luc